3 questions à Erik Orsenna
A travers vos “Petits précis de mondialisation”, vous avez offert une vision concrète et humaine des enjeux économiques planétaires. La pandémie, la guerre en Ukraine ont-elles tout changé ? Comment voyez-vous les nouveaux équilibres mondiaux ?
La pandémie et l’invasion de l’Ukraine ne font qu’exacerber des tensions déjà repérées. Depuis déjà des années, le fol optimisme né de l’effondrement du mur de Berlin (1989) volait en éclats. Certes, grâce au « doux commerce » (Montesquieu), des centaines de millions d’êtres humains sortaient de la misère. Mais le « ruissellement » promis, le miraculeux bénéfice de tous, n’était qu’une illusion. Les inégalités explosent, les classes moyennes s’amenuisent en peau de chagrin. Entre les métropoles d’une part, leurs périphéries et les campagnes d’autre part, l’écart, grandissant, devient insupportable.
Non sans lien avec cette première déception, la démocratie et le multilatéralisme ont montré leurs limites et leur impuissance. Grandit alors la tentation des régimes « forts ». Et l’on a vu un peu partout le double retour du nationaliste et du populisme. Russie, Chine, Brésil... et tous les autres.
Par ailleurs, l’ouverture des frontières n’est pas seulement bonne pour les affaires. Elle permet le voyage de petites bêtes inopportunes et jusque dans les pays tempérés qui se croyaient protégés. En écrivant ma Géopolitique des moustiques, j’avais prévu, deux ans avant la Covid, une épidémie de dengue. Je me suis juste trompé de virus (et sans doute n’y échapperons nous pas).
Enfin, notre croissance inconsidérée n’a pas respecté le fragile vaisseau spatial sur lequel nous vivons. Notre orgueil s’est enivré d’Histoire au lieu de prêter attention à la Géographie.
Quant à notre discipline, l’Economie, elle s’est voulue science « dure », à l’égal des mathématiques. Funeste et ridicule ambition, conduisant à mépriser les sciences dites humaines. Avec pour seul résultat dérives de la Finance, le meilleur des serviteurs mais le pire des maîtres
Vous êtes un amoureux des mers et des océans. Pourquoi, selon vous, faut-il installer l’océan au cœur de l’agenda politique international ? Et quelle responsabilité particulière pour la France ?
Étrange et répétitif aveuglement des scientifiques. De peur de survoler, d´être pris pour des « touche à tout », injure suprême, ils se concentrent sur leur discipline sans vouloir accepter l’évidence : il n’y a pas de frontières dans la Vie. Tout est lié. Vive le religieux (laïque) : religare, relegere.
Ainsi, il a fallu attendre des décennies pour qu’une conférence internationale (Brest, février 2022) soit, enfin, organisée sur L’Océan. Comment comprendre la dynamique du climat sans intégrer l’Océan ? Qu’est-ce que l’air sans l’eau (salée) ?
Pour la France, cette préoccupation devrait être première. Rappelons que notre pays possède le deuxième domaine maritime mondial, après les États Unis. Or qu’est-ce que la mer, pour les Français ? Comme le disait Eric Tabarly : « ce qu’ils ont dans le dos quand ils remontent de la plage ».
Domaine quasi inexploré, donc. À protéger car fragile, ô combien ! La Méditerranée, mer fermée, est en train de mourir. Et source de développement presque infini, à condition qu’il soit respectueux. Nous vivons sur la plus BLEUE des planètes. Pourquoi l’avons-nous si longtemps oublié ?
Et, réflexion plus intime, cette morale que je vous propose. Vivre sur Terre comme si nous naviguions sur la mer : humilité, détermination, esprit d’équipage.
Vous êtes le Président de l’association Initiatives pour l’Avenir des Grands Fleuves. En quoi les fleuves sont-ils devenus le reflet de défis auxquels les sociétés doivent faire face aujourd’hui ?
En 2004, après deux ans d’enquête autour du monde, je publiais l’avenir de l’eau. Quel plus beau miroir que l’eau ? Non pour s’y contempler mais pour y lire la réalité de nos sociétés. Dis-moi qui produit l’eau, de quelle manière, à quel prix, au bénéfice de qui, je te dirai à quel type de société tu appartiens : égalitaire ou tyrannique, respectueuse ou dévastatrice.
15 ans plus tard, constatant que cet « avenir » se révélait de plus en plus sombre, nous avons créé, Elisabeth Ayrault (alors présidente de la Compagnie Nationale du Rhône) une association, Initiatives pour l’avenir des grands fleuves.
Pourquoi les fleuves ? Parce que si l’eau est une matière, même la première des matières premières, un fleuve est un être, vivant. Et pour protéger, mieux vaut un être qu’une matière, forcément abstraite (d’où la difficulté de défendre le climat).
Et c’est avec cette association que j’ai repris la route, trois ans durant, pour publier cette nouvelle enquête, cette nouvelle alarme (en même temps que récits d’émerveillements) : Guerres et paix aux royaumes des fleuves.
Avec une conclusion qui est une conviction, plus que jamais ancrée : la Vie, et donc la Santé est Une. Tous les règnes coopèrent. Pour le meilleur ou pour le pire. Par exemple la santé de l’Océan dépend de la santé des fleuves, dont dépend le rejet (ou pas) de nos ordures.
Et si nous dévorons les habitats des animaux dits sauvages, pourquoi s’étonner qu’ils viennent s’installer chez nous