2 questions à Alice Zeniter
Une nécessité pour l’écrivaine que vous êtes : interroger les « oublis », les silences, les non-dits de l’Histoire ?
Je crois qu’il s’agit pour moi de faire exister une trame sensible, derrière les dates, les noms des Grands Hommes, écrire de manière à déjouer l’idée que quelques vies magnifiques et grandioses font ou défont le destin d’un continent, d’un pays. J’aime raconter des vies qui sont intensément intriquées les unes dans les autres mais aussi modelées par des contextes politiques qui peuvent leur paraître lointains voire hors de propos mais pourtant les affectent. Ces existences ne se laissent pas narrer par des formes téléologiques : elles connaissent une forme de ressac, de boucle, qui peut
paraître rédhibitoire et conduit à préférer les taire. Le silence que j’essaie de contourner, depuis quelques années, c’est en fait le récit que délaissent certains matériaux plutôt que d’essayer de changer de formes pour les raconter.
Une urgence en littérature : une histoire des femmes et des hommes « à parts égales » pour retrouver « toute une moitié du monde » ?
Ce n’est pas, à mes yeux, une urgence : ça ne l’est plus. Ça ne veut pas dire qu’il ne s’agit pas d’un changement nécessaire. Mais d’une certaine manière, il est déjà trop tard. La multiplication des textes de femmes, des personnages féminins n’a pas réussi à chambouler directement une échelle de valeurs qui préfère les auteurs aux autrices et les récits de voyage aux récits domestiques (je caricature un peu, ici). Ce qui me paraît urgent, aujourd’hui,
c’est donc d’infléchir nos réceptions de ces histoires : ne plus penser qu’un livre écrit par une femme est un livre écrit pour les femmes alors que les romanciers hommes traitent de sujets universels, ne plus rejeter certains sujets comme mineurs ou « bons pour la presse féminine », ne pas se laisser aveugler par les oeuvres qui arrivent accompagnées d’un discours sur leur force, leur potentiel provocateur ou leur capacité à renouveler le langage au risque de ne plus pouvoir distinguer toute une partie de la production, plus mineure...