Travail de guerre, 1914-1918 : une autre histoire
Carte blanche au Centre International de recherches de l’Historial de Péronne
Guerre industrielle, guerre de siège : à l’image du monde dont elle est née, la Grande Guerre est impensable sans le travail manuel. Depuis longtemps, cette vérité a nourri une historiographie plutôt classique de la mobilisation industrielle, des usines de guerre, voire des transformations du monde et des mouvements ouvriers. Toutefois, une autre histoire du « travail de guerre » se dessine autour de la constatation que la Grande Guerre exige du travail partout et dans des endroits loin des sites formels de l’économie de guerre. De même, faut-il chercher ailleurs pour trouver les recrues de cet autre « travail de guerre » - recrues qui forment un prolétariat de circonstance et bien diversifié. Quant aux types de travail dont il s’agit, ceux-ci s’inscrivent en faux contre l’évolution du marché de travail et de la production industrielle dans les économies métropolitaines. Ils intègrent, plutôt, les pratiques coloniales et militaires et anticipent les formes de travail autoritaires que vont connaître plusieurs sociétés pendant l’entre-deux-guerres et, sous des formes radicalisées, pendant la Seconde Guerre mondiale. Les fronts – zones de construction et de destruction lors d’une guerre de siège – exigent du travail manuel sur une très grande échelle. Selon un officier du génie britannique sur le front de l’ouest: « Un ensemble d’hommes, de pioches et de pelles a pu enlever plus de terre en creusant ces tranchées que celle excavée lors de la construction du canal de Panama, et en moins de temps. » Certes, le soldat ordinaire est autant travailleur que combattant. Mais ces armées de siège doivent se doter d’un « prolétariat du front » - composé de soldats non-combattants, de prisonniers de guerre, de civils des régions occupées, de travailleurs Chinois et coloniaux etc. Ce prolétariat constitue un bon tiers de l’armée britannique en France en 1917. L’armée russe qui construit le nouveau front de l’est en 1916, suite à la grande retraite de l’année précédente, emploie des centaines de milliers de travailleurs civils réquisitionnés, dont un tiers des femmes, pour cette tâche. Sur les théâtres de guerre « extérieurs », la proportion de travailleurs est encore plus élevée – plus de la moitié des 800,000 soldats indiens en Mésopotamie, par exemple. En Afrique de l’est, Britanniques et Belges embauchent plus ou moins de force plus d’un million de porteurs africains pour soutenir leur campagne contre les Allemands, dont le taux de mortalité s’approchera de celle des soldats du front de l’ouest (au-delà de dix pour cent). Ainsi, fronts militaires, régions occupées, colonies mobilisées, camps de prisonniers de guerre se montrent tous comme des zones en marge des « home fronts » où prévalent d’autres règles, y compris pour le recrutement et l’organisation d’un monde du travail à part. D’ailleurs, le recrutement (sous contrainte) de ces ouvriers provoque les rébellions coloniales les plus importantes de la guerre, en Algérie en 1916 et dans l’Asie centrale russe la même année. Le travail forcé de soldats démunis de leurs armes sera également une étape et un composant du génocide des Arméniens ottomans. Cette table ronde propose d’interroger ce nouvel objet d’étude dans l’histoire de la Grande Guerre de façon transnationale afin d’en esquisser les dimensions et la signification tout comme ses retombées et ses conséquences pour le siècle qui suit.