Repenser la biographie : enquête sur Joseph Kabris, 1780-1822
Joseph Kabris est tatoué de la tête aux pieds. Un ornement bleu barre son visage. C’est ainsi qu’il gagne sa vie dans les foires et les théâtres de la Restauration. Il ne montre pas seulement son corps, il met en mots l’« étrange destinée » qu’il a eue. Né à Bordeaux vers 1780, embarqué sur un baleinier anglais, il a vécu sept ans sur une île minuscule du Pacifique, Nuku Hiva (Marquises). Parmi les « sauvages », leur vie passant dans la sienne, il est devenu l’un d’eux. Il a appris leur monde, leurs gestes, leur langue et oublié la sienne. C’est là qu’il a été tatoué. En 1804, une expédition russe est venue et l’a arraché à son île, à sa femme et à ses enfants. Sans cesser tout à fait d’être un « sauvage », il est devenu russe, a rencontré le Tsar, avant de regagner la France. Il a repris sa langue, il a appris à dire sa vie, à lui donner les traits d’une épopée. Il a fasciné les foules. Il est devenu le monde en personne. Il est mort à 42 ans. Jamais il n’a revu son île. - Si Kabris se prête à l’analyse de ce qui fait une vie, c’est justement qu’il a multiplié les recommencements. Il ne cesse de voir ses habitudes s’abolir et d’en reprendre d’autres. Il devient marin, chef de guerre, professeur de natation, homme de foire. Mais il ne passe pas si simplement d’un univers à un autre. Il recycle les passés qu’il a incorporés. Il prend appui sur les systèmes sociaux où il se trouve, sur la grandeur préalable que les insulaires prêtent aux Blancs, sur la curiosité qui en Europe s’attache aux mondes lointains, sur la définition commune aussi de ce qu’est une vie qui mérite le nom de vie. Et chaque fois il tire parti de ce qu’il a déjà vécu pour négocier au mieux ce qu’on attend de lui. - Creuser le façonnement de cette existence, ce n’est pas seulement tenir le moyen d’écrire à hauteur d’homme une histoire de la mondialisation des sociétés d’où est sorti notre monde contemporain. Cheminer dans cette vie se faisant, l’explorer à la manière d’une « carrière » dans laquelle Kabris s’engage, bifurque, insiste, abandonne ou se convertit, c’est surtout inverser les facilités d’une histoire qui peuple ses récits d’individus abstraits dont on ne sait jamais de quoi l’existence est faite. Comprendre comment on devient Joseph Kabris, c’est ainsi se donner les moyens de produire du savoir sur le monde historique qui traverse une vie et qui la rend possible.