La mer et le fleuve renversés : décors chéris et lieux hantés des cinéastes éprouvés (Argentine, 1976-2022)
La mer et le fleuve sont deux décors récurrents des films argentins réalisés par celles et ceux qui ont survécu à la séquestration clandestine ou qui ont dû faire face à la disparition de leurs proches au cours de la dernière dictature argentine (1976-1983). Généralement présentés comme des lieux qui ont d’abord accueilli le bonheur passé, anéanti au cours de la catastrophe intime et collective, les paysages aquatiques subissent ensuite un processus d’inversion et deviennent des lieux de terreur. On tentera donc de comprendre pourquoi et comment les berges et le large deviennent, aux yeux des survivants, des théâtres de cruauté [D. Crouzet]. En décrivant l’anéantissement du paysage, souvent accompagné de la destruction des corps – le sien, ou celui de l’être aimé - les survivants et proches de victimes considèrent la violence des bourreaux comme un langage et un regard à pénétrer pour comprendre le sort qui leur a été infligé. Loin d’être considérés seulement comme des outils de réflexion et de mémoire, l’objectif et le film deviennent au cours de la création des objets vivants et vécus: ils agissent sur le présent des travailleurs de l’image. On réfléchira donc ensuite à la manière dont les cinéastes affectés utilisent la caméra pour transformer les paysages renversés en lieux de sépulture, capables d’accueillir ceux qui devraient être morts, et d’apaiser ceux qui les pleurent encore.