La Guerre des mots : Grand Entretien avec Barbara Cassin
À l’occasion de la publication de l’ouvrage :
Barbara Cassin, La Guerre des mots. Trump , Poutine et l’Europe, Flammarion, 10.2025
Académicienne, philosophe et philologue, Barbara Cassin a eu besoin comme jamais d’écrire ce livre-ci. Car il y va de la culture comme résistance, dit-elle. L’idée, ou plutôt l’obligation, lui en est venue à Istanbul devant un amphithéâtre plein de lycéens et d’étudiants de Galatasaray, en mars 2025 juste avant les grandes manifestations contre la répression politique en Turquie. Dans le cadre d’un programme de l’Institut français, la philosophe leur présentait L’Odyssée au Louvre, un roman graphique : « Comment pouvais-je oser parler d’Homère à ces jeunes adultes alors que Trump bouleverse le monde, Gaza-Riviera, drill and tariff, et que Poutine tue l’Ukraine ? Pourquoi me sentir encore fondée, et précisément maintenant, à travailler sur Homère, un poète vieux de près de trente siècles et qui n’a sans doute pas vraiment existé ? C’est qu’il s’agit de ce que je connais le mieux et qui m’intéresse le plus directement : le langage, les langues. Ce que je peux-sais faire de plus efficace est peut-être aussi ce qu’il y a de vraiment efficace, tout court, en soi ! Trump et Poutine parlent sans doute comme vous et moi, mais je constate qu’ils accordent une importance extrême au langage. Ils croient en sa puissance, en sa force performative, si bien qu’ils agissent sur lui et veulent en être les maîtres. De deux manières au moins, l’un comme l’autre.
En supprimant des mots, ils pensent qu’ils suppriment les choses que ces mots nomment. Trump fait des listes de mots interdits, Poutine remplace « guerre » par « opération militaire spéciale » et ne prononce pas le nom de Navalny. Beaucoup plus largement, l’un comme l’autre invente une novlangue, et change le sens des mots les plus usuels. Comme dans Orwell, « guerre est paix », free speech est un bâillon, l’agresseur est agressé, un démocrate est un nazi ».
Dans cet ouvrage dont l’argument sera déployé à Blois lors d’un entretien avec Nicolas Truong, grand reporter au service « Idées » au Monde, Barbara Cassin analyse leurs novlangues, réfléchit sur ce qu’elles font à la vérité, mais aussi à l’idée européenne. Trump et Poutine ont en commun de détester l’Europe d’aujourd’hui : pour Trump, les Européens sont des profiteurs, pour Poutine, l’Europe est l’empire du mensonge. Ils sont nostalgiques d’un modèle d’Europe, chrétienne, morale, conservatrice, sans woke ni genre. Comment lutter ? Pour Barbara Cassin, il semble que la culture, la capacité de juger qu’elle implique, est une vraie manière de résister.
Nicolas Truong