Les Cartes Blanches

De la survie à la gestion : déluges et monstres sous-marins dans les jeux vidéo préhistoriques

Carte blanche à la Bibliothèque nationale de France

En quelle mesure les monstres marins des jeux videéo s’inspirent-ils de la paléontologie ? Les monstres mythiques (dragons, vouivres, griffons) existent dans l’imaginaire de nombreux peuples depuis des millénaires, et pourtant les dinosaures n’ont été découverts qu’à partir du XIXe siècle.
Les monstres vidéoludiques, inspirés par les sciences et par les mythes, cristallisent un reliquat d’idéologies inspirées entre autres par l’ouvrage Théologie naturelle (1802) du théologien William Paley. À la différence des jeux vidéo consacrés à la préhistoire humaine, ceux qui mettent en scène des monstres marins imaginaires s’inspirent de mythes anciens, qu’ils conjuguent avec des notions scientifiques (fossile, évolution...).
Cette communication explore les représentations de motifs narratifs associés au bestiaire de la préhistoire sous-marine, registre mythologique qui peut être approché dans différents contextes de jeu. Les exemples utilisés proviennent de genres de jeux vidéo divers, issus de différentes périodes (Noah's Ark, Konami, 1992 ; From Dust, Ubisoft, 2016 ; Ark : Survival Evolved, Studio Wildcard, 2015 ; Subnautica, Unknown Worlds Entertainment, 2018).
Si la figure biblique de Noé du platformer japonais Noah’s Ark évoque les origines de l’humanité, c’est parce qu’il illustre le Déluge, et donc la période longtemps appelée « antédiluvienne » : la référence biblique est ici transparente. Par contraste, les jeux vidéos comme Subnautica, The Legend of Zelda : Breath of the Wild ou Ark : Survival Evolved nous livrent des créatures monstrueuses titanesques, dont certaines sont appelées « Léviathan ».
Ces jeux mettent en scène un imagier préscientifique sécularisé, fait de monstres marins. La science n’est ici qu'une source d’inspiration pour créer des mythes, au même titre que l’héritage mésopotamien tel qu’il a été interprété par les grands monothéismes. Ces monstres - parfois sans nom - qui hantent les océans vidéoludiques sont des témoins cryptozoologiques d’un passé mythique lointain : ils occupent des niches écologiques improbables.
Du point de vue de leur fonction au sein de la culture populaire, les monstres primordiaux évoqués dans l’Ancien Testament ne sont pas sans rappeler des mythes anciens non-bibliques (Krakens scandinaves, Vouivres européennes, dragons eurasiatiques..). Les Kaiju, monstres du cinéma japonais qui, à l’instar de Godzilla vivent parfois au fond des océans, constituent un affleurement majeur de l’imaginaire préhistorique dans la culture populaire, et se retrouvent régulièrement dans des jeux vidéo de science-fiction. Ce type de créature peuple les jeux de rôle et d’aventure. Inversement, dans des jeux de gestion comme From Dust, les joueurs ont le pouvoir de déplacer les éléments et de remodeler les littoraux afin de permettre à la population qu’ils protègent de prendre le contrôle sur les tsunamis. Ici, plus besoin de monstres fantastiques marins : c’est la nature, en tant que système global, qu’il s’agit de dominer. Ce jeu, qui s’inspire librement de modèles anthropologiques plus que de spéculation paléoanthropologique, emploie essentiellement l’élément aquatique comme un obstacle, un élément environnemental qu’il s’agit de déjouer.
Toutes ces représentations engagent-elles une comprèhension fantasmatique de la Préhistoire, entre merveilleux et scientifique ? Loin de la définition archéologique de la Préhistoire - la période de l'humanité avant l'invention de l'écriture et l'apparition de l'histoire écrite - cette « préhistoire de jeu vidéo » alimente un imaginaire qui fait dialoguer l'origine des espèces et leur disparition, ou en d'autres termes, la paléontologie et la science-fiction.

Université Site Jaurès
3 Place Jean Jaurès - 41000 Blois