COMOLLI Jean-Louis
Président du cycle cinéma
Homme d’images et de mots, Jean-Louis COMOLLI est une personnalité marquante du cinéma français. Après être passé par Les Cahiers du cinéma entre 1962 et 1978, qu’il dirige entre 1966 et 1971, il choisit de réaliser des films : de fiction d’abord (La Cécilia, L’Ombre rouge) puis du documentaire dont l’écriture est selon lui la raison d’être du cinéma : raconter le monde et ceux qui l’habitent, « dans leur fiction et non la mienne » (Voir et pouvoir)…Tout un pan de son œuvre documentaire a consisté à filmer la politique (la fameuse série consacrée à Marseille entre 1989 et 2009, Jeux de rôle à Carpentras sur le Front national en 1998). C’est aux gens dans leur rapport au travail, qu’il a consacré quelques-uns de ses plus beaux films : Naissance d’un hôpital (1991), La Vraie vie (dans les bureaux) (1993). Mais sa pratique du cinéma l’a aussi amené à théorisé cet art dans de pénétrants essais, qui le révèlent comme un ardent défenseur de la cinéphilie : Voir et pouvoir (2004, Cinéma contre spectacle (2009), Corps et cadre (2012) et cette année, Cinéma, mode d’emploi (en collaboration avec Vincent Sorel. Ouvert à de nombreux courants de la pensée contemporaine (Barthes, Foucault, Lacan), il est aussi un amateur éclairé de jazz.
« Le présent du passé » (Saint-Augustin).
Le cinéma dit documentaire s’intéresse évidemment à l’histoire mais s’interdit la reconstitution. Pourquoi ? Parce qu’elle suppose des comédiens, des costumes, des décors, des dialogues qui sont précisément les moyens du cinéma dit de fiction qui nous montre le passé comme passé. Le documentaire s’intéresse à la réalité ou à la vérité des êtres qu’il filme, quitte à la mettre en jeu ou en doute, mais en même temps il tient à s’éloigner du journalisme car il s’agit pour lui non seulement d’informer le spectateur mais de l’impliquer, de faire qu’il prenne sa part des émotions produites par le retour du passé, ce qui ne peut pas se faire en plaçant ce spectateur dans la seule position de celui qui cherche à perfectionner ses connaissances. Comme le fait la fiction, le cinéma documentaire tient à cette implication du spectateur, à l’enrôler dans le film, à ce qu’il puisse perdre ses repères habituels, à ce qu’il soit troublé, bref, à en faire un spectateur actif, celui que le film affecte et, parfois, transforme. Oui, mais comment y arriver sans les moyens de la fiction ? Nous filmons des êtres réels pris dans leur réalité. Ils jouent, oui, mais leur propre vie. Ils disent leurs propres mots. Ils peuvent parler du passé : ils sont au présent du tournage. Il y a coïncidence entre les corps filmés, les paroles prononcées, les gestes, les vies, les situations : la dimension documentaire nous fait sortir de la séparation des rôles qui préside à toutes les fictions : un corps (l’acteur) pour un autre (le personnage), une intrigue à la place d’un récit de vie, un dialogue à la place de la parole de la personne filmée, etc. Et quand il arrive que nous filmions des savants, des experts, des historiens, tout l’enjeu est de les mettre en scène de manière à ce qu’ils soient aussi mis en cause — non du point de vue de leurs compétences, mais en tant que corps filmés. C’est ainsi que j’ai travaillé avec Carlo Ginzburg et Sylvie Lindeperg. En faisant de l’historien, en l’occurrence, un personnage impliqué dans son propre travail et dans le récit qu’il en fait, nous le faisons descendre de son estrade et le rapprochons du spectateur : le spécialiste en sait plus que le spectateur, c’est entendu, mais il est lui aussi traversé par ce qu’il évoque, il en est affecté, il n’est pas au-dessus de la bataille : il devient personnage animé de sentiments et de passions en lesquels peut se reconnaître chaque spectateur. Autrement dit, l’être réel devient fiction. — Jean-Louis Comolli.
Le documentaire selon Jean-louis Comolli : deux leçons de cinéma