Publié le 03/09/2025

Louise Mushikiwabo, présidente des 28èmes Rendez-vous de l'histoire

3 questions à Louise Mushikiwabo
© Gaël Ruboneka/Organisation internationale de la Francophonie (OIF)

1- Votre parcours vous place à la croisée de plusieurs mondes. Quel sens personnel et politique donnez-vous aujourd’hui à votre engagement pour la francophonie ?


Mon parcours personnel et professionnel qui m’a menée de l’Afrique à l’Europe en passant par les Etats Unis d’Amérique a été déterminant dans ma relation avec la diversité. Parcourir de multiples territoires, user des langues du monde, cohabiter avec des femmes et des hommes venus d’ailleurs, exercer des fonctions variées a, sans aucun doute, largement cultivé ma sensibilité au pluralisme. Ainsi, lorsque je suis élue Secrétaire générale de la Francophonie au XVIIe Sommet de la Francophonie à Erevan en Arménie en 2018, mon engagement pour les valeurs de diversité culturelle et linguistique et pour la langue française, ciment de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), s’impose de façon presque naturelle. Ma propre histoire se prêtait à celle de cette institution dont l’ambition est de faire dialoguer 93 Etats et gouvernements forts de leur différence et de leurs cultures multiples. L’intérêt que je voyais à une planète multipolaire plus favorable à la concurrence des solutions, à la créativité et à l’innovation était largement partagé par la Francophonie dont j’assumais désormais la responsabilité et pour laquelle je m’engageais.


C’est d’abord un engagement personnel porté par mon identité plurielle, de femme rwandaise, africaine, francophone et américaine. Cette identité de citoyenne du monde, que j’affectionne particulièrement, où la langue française a joué un rôle majeur au côté de ma langue maternelle le kinyarwanda et de l’anglais, m’a rendue compatible avec la Francophonie de notre temps. Le français a été pour moi un outil d’ouverture sur une grande partie de l’Afrique et sur le monde, ainsi qu’un moyen d’appropriation des principes cardinaux de solidarité, d’inclusion et de vivre ensemble. Première langue internationale dont je me suis servi, elle m’a permis d’ouvrir les horizons, de m’émanciper et de trouver la place que j’occupe aujourd’hui au sein de la grande famille francophone. Mon engagement à son égard n’en est que plus fort. Partout où mes pas me mènent, je plaide inlassablement pour que la langue française soit parlée sur les cinq continents. Je plaide pour qu’elle participe à animer le monde et à déjouer le risque inquiétant que fait peser le monolinguisme dominant sur la diversité des expressions et des pensées. Mon introduction au monde du travail, en tant que traductrice a été pour beaucoup dans cette complicité avec la diversité linguistique qui se trouve aussi être au coeur de la Francophonie. Elles m’ont inculqué le droit et l’importance de chaque langue à être utilisée. Elles m’ont enseigné qu’il en allait de la possibilité de dire et de lire le monde global de différentes manières selon une pluralité de grammaires. Par ce métier j’ai participé à la promotion du multilinguisme, m’inscrivant de fait dans le vaste projet francophone.


Mais il est aussi question de mon engagement politique au service de la Francophonie. Il ne fait pas de doute que ma trajectoire personnelle comme ministre des Affaires étrangères de mon pays, le Rwanda, pendant dix ans est certainement un atout sur la scène internationale de façon générale et sur la scène africaine de façon plus spécifique.
L’espace francophone, aujourd’hui riche de 93 Etats et gouvernements compte des pays membres du G7, des pays émergents, des pays en développement, des petits États insulaires ainsi que des pays parmi les moins avancés (PMA). Cette configuration complexe en mosaïque nécessite une connaissance politique fine des contextes divers et variés dans lesquels notre Organisation mène une action à la fois politique mais aussi programmatique au service des populations. Il y a donc, au-delà même de cette compréhension tout à fait indispensable du terrain politique et social, un crédit de sympathie construit au cours des années qui me lie à de nombreux dirigeants dont beaucoup sont mes interlocuteurs dans les pays mais aussi dans les Organisations internationales et régionales. Ce réseau est bien entendu un facilitateur pour les actions de l’OIF. Il contribue positivement aux opérations de médiations et de négociations que nous menons pour accompagner certains de nos Etats en situation de crise, de rupture de la démocratie ou d’instabilité. Ma mobilisation politique sur ces enjeux globaux qui touchent et affectent l’espace francophone a conduit à un dialogue permanent et constructif avec les plus hautes autorités des États et gouvernements membres de l’OIF, et à une écoute attentive des populations. Elle a engendré de nouveaux dispositifs et mécanismes agiles et innovants qui viennent répondre de façon plus adéquate aux désordres et aux profondes mutations du système multilatéral. Africaine vivant en Europe, dirigeante d’une Organisation dont les pays membres sont pour la plupart européens et africains, ma conviction est que les destins de ces deux continents sont intimement liés. A bien y regarder, ces deux blocs partagent une même histoire, ont à relever des défis communs, de la sécurité au climat en passant par les migrations ou la souveraineté numérique et ont vocation à asseoir leur relation sur de nouvelles bases de respect et d’intérêt mutuel. C’est cet esprit de partenariat robuste, solide et pragmatique dénué de naïveté qui anime la Francophonie d’aujourd’hui et assure les intérêts de ses populations.
Je le redis ici, c’est bien en janvier 2019, date de ma prise de fonction en tant que Secrétaire générale, que mon destin croisait de plein fouet
celui de la Francophonie. Mais que l’on ne s’y trompe pas, un long itinéraire existentiel fait de rencontres, d’échanges et de disponibilité au monde et aux autres en avait déjà tracé les contours et annoncé le cap...


2- Quel rôle politique la francophonie peut-elle et doit-elle jouer aujourd’hui sur la scène internationale ?


Pensée et voulue à ses débuts en 1970 comme une agence de coopération culturelle et technique (ACCT), l’institution francophone évolue pour devenir en 2005 l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) après avoir été agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF) et adopter une forme politique et institutionnelle qu’elle n’avait pas. Elle n’a cessé depuis de s’adapter. Les six dernières années ont été déterminantes dans cette transformation presque existentielle. La Francophonie a opté pour l’agilité politique et la modernité programmatique qui l’ont maintenue au rang des acteurs qui comptent sur la scène internationale. Il faut dire qu’elle en a les atouts et qu’elle a su se doter à la fois de l’attitude et des moyens nécessaires.


L’OIF est une organisation de petite taille mais à fort potentiel. Deuxième organisation « universelle » après les Nations unies, elle se distingue par son positionnement original et singulier dans l’écosystème mondial. La diversité géographique de ses Etats et gouvernements ainsi que son ancrage sur les cinq continents contribuent largement à décupler son influence et son impact tandis que la diplomatie de médiation, que nous exerçons parfois sous les radars avec finesse, assoit son poids politique en particulier dans certaines régions du monde, notamment dans les pays du Sud.


Face à la fragmentation de l’ordre multilatéral, aux replis souverainistes, aux conflits persistants et aux tensions commerciales qui agitent un monde de plus en plus instable et imprévisible, la Francophonie est parvenue à préserver ce bien commun qu’est la coopération multilatérale. Grâce à sa parfaite connaissance des particularités de son espace, aux multiples réseaux qu’elle y a développés, au crédit de sympathie dont elle continue de jouir ainsi qu’à sa lecture avisée des équilibres en place, elle a su activer son rôle de négociatrice au service des intérêts de ses Etats et gouvernements et en particulier des plus vulnérables d’entre eux. En améliorant et en adaptant les outils d’intervention en fonction de l’évolution des contextes sociopolitiques, la Francophonie tire son épingle du jeu sur la scène politique en affirmant son modèle de plateforme multilatérale respectueuse des souverainetés. En conjuguant fermeté sur les valeurs – démocratie, droits, libertés – et souplesse dans les modalités de dialogue, sans posture de donneur de leçons, elle consolide son rôle d’actrice de la paix et de l’inclusion. Pour exemple, le Mécanisme de suivi et d’évaluation de la situation des Etats et gouvernements faisant l’objet de mesures des instances de la Francophonie adopté en juin 2024. Cet outil permet un suivi rigoureux et constructif des situations de ruptures de l’ordre constitutionnel et démocratique dans l’espace francophone, tout en maintenant le dialogue avec les États concernés afin de favoriser un retour progressif à l’ordre démocratique. Il vise ainsi à rompre avec le « silence politique » que l’on observait après les suspensions, en créant les incitations nécessaires à un réengagement. L’influence et la solidité de notre Organisation sur la scène internationale reviennent également à ses actions de niche en soutien à la paix et à la stabilité comme celles engagées en Haïti qui ont permis de mobiliser la solidarité internationale, en particulier francophone. Dans le même esprit, le soutien à la préparation, à la tenue et au suivi des processus électoraux dans l’espace francophone consolide notre positionnement comme contributeur majeur à la démocratie et aux droits de l’Homme qui sont au cœur de notre action politique.
 

Il faut bien le rappeler, la crise actuelle du système international se traduit par une remise en cause croissante des principes de la Charte des Nations Unies et du multilatéralisme, visible à travers des conflits ouverts ou larvés, des recompositions d’alliances et des retraits d’organisations internationales.
Le climat global de défiance n’a certes pas épargné la Francophonie. Les retraits du Burkina Faso, du Niger et du Mali sont des décisions unilatérales et souveraines dignes de respect. Mais il faut aussi le dire avec clarté : notre Organisation est ici une victime collatérale d’un bouleversement géopolitique plus large, qui touche toute la région sahélienne et au-delà. Face à cette crise, l’Organisation affirme avec encore plus de force sa vocation : être un espace de dialogue, de solidarité et de coopération. C’est dans cet esprit qu’en accord avec les États et gouvernements membres nous avons décidé de mener à leur terme les projets engagés dans ces pays, au bénéfice direct des populations concernées.
 

Il serait illusoire de croire que la tâche est facile et que le maintien et la pérennisation du rôle de la Francophonie sur la scène internationale est chose acquise. Le chemin est semé d’embuches, il doit se plier aux mouvances et à l’ampleur des changements en cours. La Francophonie n’a d’autre choix que de poursuivre son travail de proximité et de terrain, de s’inscrire dans la modernité d’un multilatéralisme de réciprocité et de confiance basé sur une vraie
reconnaissance de la diversité culturelle et linguistique, de la souveraineté et de la dignité de ses Etats et gouvernements. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle continuera à rayonner au bénéfice de ses populations sur les cinq continents.
 

3- Comment faire en sorte que la francophonie inspire et engage la jeunesse d’aujourd’hui ? 

Je me suis posé cette question de façon très régulière depuis mon élection en 2018 au Sommet d’Erevan en tant que Secrétaire générale de la Francophonie. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) regroupe 93 Etats et gouvernements dont la population totale est de 1,5 milliard de personnes dont 900 millions de jeunes. Autrement dit, environ 60% de la population des pays francophones a moins de 30 ans. Les jeunes sont donc, de fait, les forces vives et la masse critique du plus vaste espace géopolitique du monde, puisque la Francophonie est présente sur l’ensemble des cinq continents. Il est donc légitime, voire indispensable que notre Organisation cherche et trouve les moyens de les impliquer. Nous l’avons fait selon les dispositifs qui nous semblaient les plus efficaces. 

Nous l’avons fait d’abord en renouvelant le contrat de confiance avec nos jeunes. En leur donnant la parole, en les consultant non plus comme de simples bénéficiaires de nos actions mais bien comme des initiateurs et des acteurs à part entière. Cette démarche a nécessité un changement de fonds dans les mentalités et les approches. Nous sommes passés d’une approche paternaliste à une approche fondées sur le partenariat. La coopération ascendante à sens unique s’est muée en un exercice intergénérationnel collaboratif. L’OIF a fait de la jeunesse un levier, non un simple slogan. Les jeunes siègent dans nos comités de sélection, coconstruisent nos projets et participent aux grandes instances politiques,
comme ce fut le cas lors du dernier Sommet de la Francophonie tenu en France en octobre passé, avec la présence de 22 jeunes issus de l’espace francophone dans les débats présidentiels de haut niveau. Leur parole est prise en compte et leur avis considéré dans les débats publics. Ils se sont exprimés sur des sujets sensibles comme les ruptures de l’ordre démocratique ou les inégalités d’accès au numérique. Leurs contributions sont venues nourrir positivement nos feuilles de route programmatiques. Un annuaire d’experts jeunesse, aujourd’hui riche de plus de 980 jeunes spécialistes dans l’espace francophone, intervient directement dans la mise en œuvre et l’évaluation des projets de l’OIF. 

La Francophonie inspire lorsqu’elle permet aux jeunes de s’exprimer et de créer. La langue française elle-même qui rassemble plus de 321 millions de locuteurs sur les cinq continents a dû s’adapter à sa jeunesse, se renouveler à la vitesse des innovations et se moderniser au rythme des technologies. Elle doit sa vitalité au dynamisme de ses jeunes. L’OIF soutient et accompagne les jeunes artistes, écrivains et cinéastes. Elle contribue à leur donner les moyens de dire le monde avec leurs mots et de le voir avec des regards novateurs et originaux. Elle met à leur disposition ce magnifique outil qu’est la langue française, langue internationale de communication et de culture. C’est en acceptant ses variations, sa pluralité et les accents de sa jeunesse, en la décomplexant qu’elle irrigue les réseaux sociaux, s’inscrit dans l’air du temps et garde son influence auprès des décideurs de demain. 

Cette vision d’une langue moins élitiste et plus inclusive qui permet de raconter la modernité va de pair avec la modernisation de l’Institution elle-même pour que sa jeunesse s’y retrouve et y voit intérêt et opportunités. Comme toute institution impliquée sur les problématiques de notre siècle, qu’il s’agisse des enjeux liés à la démocratie, à la paix et à la sécurité, aux droits de l’Homme, à l’économie, à l’environnement, aux évolutions technologiques et numériques, aux problématiques sociétales, la Francophonie a presque finalisé sa rénovation notamment en faveur de sa jeunesse. Pour exemples, l’OIF forment des milliers de jeunes aux compétences numériques du futur à travers le programme D-CLIC, elle soutient des initiatives d’innovation entrepreneuriale à fort impact sur les communautés comme CAP Innovation, qui accompagne des jeunes porteurs de projets, avec mentorat, appui à la levée de fonds et visibilité internationale. Pour les engager davantage à nos côtés nous avons, à leur demande et grâce au dynamisme de nos 13 représentations extérieures, créer des passerelles entre les jeunesses francophones. Ainsi le Réseau international jeunesse francophone (RIJF), regroupe plus de 390 organisations de jeunes issues des 5 continents, mobilisées sur les grands enjeux de climat, de désinformation et d’inclusion. Cette mise en réseau participe à fortifier le pouvoir d’influence et d’action des jeunes, leur donne de la visibilité et sur le long terme crée des opportunités d’emploi et d’internationalisation. 

Dans le même esprit, l’Organisation favorise leur mobilité économique, en les connectant à des événements d’envergure tels que VivaTech, Youth Connect Africa, ou en les invitant aux missions économiques et commerciales de la Francophonie. Autant d’occasions pour eux d’évaluer le potentiel de l’espace économique francophone qui représente 16,5% du produit national brut mondial ; 20% du commerce mondial des marchandises et 14% des réserves mondiales de ressources minières et énergétiques. Autant d’occasions aussi d’y adhérer, d’en tirer profit et d’en générer des bénéfices individuels et collectifs. 

Beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire. La Francophonie engage sa jeunesse lorsqu’elle lui donne les moyens d’agir, de coopérer, de rêver et de transformer. C’est cette diplomatie de l’élan, de la confiance et de la réciprocité que nous portons résolument au profit de ses millions d’ayant droit.