Emmanuel CARRÈRE, président du Salon du livre
Vos livres convoquent régulièrement des figures historiques, explorent des moments charnières de l’histoire, quel est votre rapport à la discipline ?
Ma mère était historienne. J’ai fait des études d’histoire - un DEA, à Sciences Po, sous la direction de Raoul Girardet - à qui je rends hommage dans Kolkhoze. J’ai consacré mon mémoire à une forme paradoxale d’histoire, l’uchronie. C’est un sujet aujourd’hui rebattu mais quand je l’ai défriché, au début des années 1980, le mot ne figurait même pas au catalogue des matières de la Bibliothèque nationale. Ce choix, je pense, témoigne d’une approche buissonnière, oblique, qui allait de pair dans ma jeunesse avec la passion exclusive de la fiction. Je m’en suis détourné en passant à partir de 2000 à une approche documentaire : le goût de l’histoire m’est resté, je pense qu’il s’est même approfondi.
Le Royaume, V13, Kolkhoze évoquent l’émergence du christianisme, un attentat majeur, l’histoire de la Russie, de l’URSS, d’exilés... Ressentez-vous une responsabilité particulière lorsque vous abordez des événements historiques ?
Une responsabilité, je ne sais pas. Oui dans le cas de V13, puisque je l’ai écrit sous le regard de personnes réelles, effroyablement éprouvées, et qu’il ne fallait pas trahir. En revanche, quand on écrit sur la naissance du christianisme en historien amateur, on ne risque pas grand-chose d’autre que de se faire étriller par les historiens de métier - ce qui n’est d’ailleurs pas arrivé.
Vos ouvrages mêlent fiction, reportage, témoignages personnels, introspection, quelle est la place de l’enquête dans votre démarche d’écrivain ?
Centrale. Je ne mets depuis longtemps plus de sous-titre - roman, récit, essai - sur les couvertures de mes livres, mais si je le faisais ce serait peut-être celui-là : enquête. Je voudrais insister sur une autre notion, qui va avec, c’est la pédagogie. La pédagogie, cela passe pour une visée assez subalterne en littérature, mais j’en ai pris le goût en écrivant D’autres vies que la mienne, dont les héros sont deux juges d’instance, spécialisés dans le droit de la consommation. Matière a priori ingrate, très loin du grand théâtre des cours d’assises. Mais j’ai cherché à comprendre ce que mes personnages faisaient, pourquoi cela les passionnait tant, en quoi ces enjeux apparemment très techniques étaient vitaux pour beaucoup de gens, et j’ai passé des mois à travailler là-dessus. J’ai dû faire dix, quinze versions des quelque 60 pages du livre consacrées à cela, de manière à le rendre aussi clair et passionnant pour le lecteur que ce l’était pour eux et c’est honnêtement de tout ce que j’ai fait une des choses qui m’inspirent le plus de fierté. Même défi, même plaisir en m’attaquant à l’histoire de l’URSS puis de la Russie post-communiste dans Limonov, à la naissance des Évangiles dans Le Royaume, aux histoires entremêlées de la Révolution de 17, du stalinisme, de l’émigration blanche, de la Géorgie et de l’Ukraine dans Kolkhoze. Absorber toute une bibliothèque pour chaque sujet et la rendre peu à peu aussi familière au lecteur qu’elle l’est devenue pour moi, j’adore faire ça. J’adore qu’on sorte d’un de mes livres - idéalement plus intelligent, en tout cas plus instruit qu’on y est entré.
Kolkhoze traverse plus d’un siècle d’histoire, de la révolution bolchévique à la guerre en Ukraine, en passant par l’exil des Russes blancs et la chute de l’URSS. De quelle façon l’histoire de votre famille vous a-t-elle permis de raconter autrement cette histoire tourmentée de la Russie ?
J’aime la notion juridique d’« intérêt pour agir ». Pour ester en justice, il faut pouvoir établir qu’on est lésé ou au moins concerné. La Russie, chez moi, est une affaire de famille - à double titre : parce que mes grands-parents étaient des Russes blancs et des mencheviks géorgiens pris dans le tourbillon de l’émigration dans les années 1920, mais aussi parce que ma mère est devenue elle-même une historienne de l’Union soviétique et de la Russie. Ce que j’ai écrit, elle l’avait déjà écrit avant moi - à sa façon, bien sûr, qui est très différente. Et mon père aussi, à sa façon aussi, encore plus différente - mais ça, c’est un peu le cœur intime du livre, je m’arrête là.
Pourriez-vous imaginer l’adaptation de Kolkhoze au cinéma ? Par quel cinéaste ? Par Emmanuel Carrère ?
Honnêtement je ne sais pas. Je ne crois pas. Peut-être un bout du livre - ce qui touche à l’histoire, peu racontée, de l’émigration blanche. Cela excéderait, en tout cas, mes capacités de cinéaste.