Portrait en couleurs de Robert Boyer

3 questions à Robert Boyer

Vous avez commencé à travailler comme économiste en 1967. Vous consacrez pour la première fois un ouvrage à l’ESS intitulé « L’Economie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIème siècle » aux éditions Les Petits matins. Pourquoi s’intéresser à ce concept en 2023 ?

Cet intérêt est l’aboutissement d’un long cheminement.

Nombre d’années ont été consacrées à l’élaboration des concepts et des méthodes permettant d’analyser le changement et non pas l’invariance des processus économiques. Le point de départ est, au début de la décennie 1970, la rupture du régime de croissance dit des « trente glorieuses », analysé comme résultat d’un mode de régulation sans précédent qui permettait l’épanouissement de la production et consommation de masse. En effet le compromis institutionnel fondateur –  acceptation de la modernisation productive en contrepartie d’un partage de gains de productivité – est progressivement remis en cause par l’ouverture internationale et le durcissement de la concurrence.

Depuis lors les acteurs de l’économie et les gouvernements sont à la recherche d’un successeur à ce régime qui permettait de concilier élévation du niveau de vie, extension de la couverture sociale et dynamisme des entreprises. A partir des années 1980, les espoirs se sont portés successivement sur la montée d’une économie de service, le déploiement des technologies de l’information et de la communication, l’intégration européenne et finalement la financiarisation. Aucune de ces visions n’a rencontré le succès.

La pandémie du covid-19 a mis au premier plan la question du « monde d’après ». Auparavant mes collègues chercheurs de l’économie sociale m’avaient posé la question : Comment la théorie de la régulation analyse-t-elle l’économie sociale et solidaire ? Ainsi de 2019 à 2022 j’ai essayé de répondre à leur question en parcourant l’histoire des idées, les initiatives des praticiens, l’ESS tant en France que dans d’autres pays. Une dernière motivation à l’écriture de ce livre est venue de la constatation que les partis progressistes ont abandonné toute référence à l’autogestion. Une réponse se trouve dans l’ouvrage des Petits matins, au croisement d’une trajectoire de chercheur et des interrogations du citoyen.

Au 08 juin dernier, le PIB des pays de la zone euro a reculé de 0,1% et l’inflation entraîne la zone euro dans la récession. Dans un contexte de pénurie, ce retour de l’inflation est-il inéluctable ? Quelles sont les solutions qui pourraient être mises en œuvre ?

A nouveau la mise en perspective historique est éclairante.

La comparaison avec les deux chocs pétroliers de 1973 puis 1978 n’éclaire qu’une partie des processus à l’œuvre. Certes les économies européennes ont à absorber les pertes de revenu liées au renchérissement de l’énergie du fait de l’envahissement par la Russie de l’Ukraine, qui viennent renforcer les difficultés d’approvisionnement consécutives à la pandémie. Pointent cependant deux différences majeures. D’abord ce ne sont plus les salaires qui entretiennent l’inflation car c’est la défense des marges des entreprises qui prend le relais. Ensuite la désorganisation des chaînes de valeur internationales fait redouter l’entrée dans une nouvelle époque marquée par la succession de vagues d’inflation, de pénurie et non pas d’excès de demande. De ce fait la Banque Centrale Européenne ne dispose pas des outils adéquats et risque de provoquer une récession qui réduit les pressions inflationnistes mais sans surmonter les problèmes structurels.

La solution de moyen terme tient à la relocalisation de productions stratégiques, la diversification des fournisseurs et une politique industrielle à l’échelle de l’Union Européenne. On peut même redouter que la prolongation du conflit aux portes de l’Europe fasse basculer dans une économie de guerre et que l’on retourne à une forme de planification et d’encadrement de l’économie, d’autant plus que s’imposera l’impératif environnemental.

Vous êtes l’un des fondateurs de la théorie de la régulation. En quoi est-elle aujourd’hui opérante (ou non) ? Et quelle(s) application(s)/suite(s) lui donneriez-vous aujourd’hui au regard du contexte incertain dans lequel nous évoluons ?

Lors des périodes de croissance régulière les hypothèses de rationalité des comportements individuels, d’équilibre de marché et prévisibilité semblent pertinentes. Ce n’est plus le cas lorsque les prévisions des meilleurs experts sont démenties et que l’incertitude remplace le risque. C’est dans de telles circonstances qu’a émergé la théorie de la régulation au début des années 1970. Depuis la décennie 2000, avec la multiplication des crises financières (asiatiques en 1997, de la nouvelle économie en 2000, des subprimes en 2008, de l’Euro en 2011, ...), la montée des crises sociales et politiques, le retour des pandémies et des guerres de haute intensité, la théorie de la régulation trouve autant de points d’application et d’incitations à innover.

On renvoie à deux publications

« Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie », La Découverte, 2020 

et à  l’ouvrage collectif « La théorie de la régulation : le nouvel état des savoirs », Dunod 2023, pour un panorama des avancées récentes, tout particulièrement en matière d’environnement et d’analyse des crises.

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