3 questions à Nicolas Dufourcq
Il fut un temps où certains plaidaient pour des entreprises sans usine. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi un pays ne peut pas vivre seulement d’activités de R&D, de services, de soins, de commerce… pourquoi l’industrie est indispensable à la santé économique d’un pays ?
L'erreur fondamentale a été de croire qu'on pouvait totalement déconnecter la R&D de la production. L'idée de séparer "la tête et les jambes" était en fait un avatar anachronique du fordisme. C'était un contre sens par rapport à ce que les Japonais nous avaient enseigné et bientôt les Chinois : c'est dans l'usine que se fait une grande partie de la montée en innovation. Quand vous perdez vos usines, vous perdez vos ingénieurs des méthodes, et de fil en aiguille vous perdez vos bureaux d'étude. Et quand tout est parti, votre entreprise est vide de compétence et c'est votre sous-traitant qui vous rachète.
Vous qualifiez la période 1995-2003 comme celle où la désindustrialisation frappe la France, où un “contrat social” implicite se constitue contre l’industrie. Quels sont les acteurs et les termes de ce contrat destructeur ?
En effet, il fallait s'y mettre tous ensemble pour réussir cette performance ! politiques, fonctionnaires, syndicalistes, médias, grands groupes, Éducation nationale, élus locaux, familles, intellectuels, économistes, consultants, sans oublier les consommateurs qui voulaient du pouvoir d'achat. La leçon de tout cela est qu'il faut toujours se méfier de l'unanimité. Elle peut cacher un choix collectif dramatique. On attaquait à l'époque la pensée unique censée être celle de l'élite. Mais c'est toute la société française qui était dans la pensée unique, celle qu'on ne voulait pas voir, la pensée anti-productive.
Vous situez en 2015 le début d’un redressement. Le pacte pour la compétitivité de l’industrie française, l’assouplissement du droit du travail, la baisse des impôts etc. ont-ils été les prémices d’un “contrat social” cette fois-ci salvateur ? Êtes-vous optimiste ?
En effet les mesures d'offres prises à partir de 2012 ont commencé à porter leurs fruits. Le solde des fermetures et des ouvertures d'usine est devenu nul en 2015. Depuis 2020 il est largement positif. Le monde a changé dans le même temps et des forces économiques redeviennent favorables au "produire en France". Technologie, automatisation, proximité de la recherche, circuits courts, coût du fret, risque géopolitique, décarbonation, qualité des ingénieurs. Il y a place pour une nouvelle vague de création de petites PME industrielles à fort contenu technologique issues de la deeptech française. Par ailleurs le consensus autour de l'idée qu'il faut produire en France se forme. Le retour en grâce des métiers de la main a également démarré. Enfin il y a un sujet de fierté. Les gens en ont assez de voir que parmi tous les objets qui les entourent et qui sont le paysage de leur vie, aucun ne sont fabriqués en France. A la fin, c'est un déficit d'identité pour un pays qui était si fier de ses savoir-faire. Ces courants profonds sont essentiels car sans eux, rien n'est possible. L'industrie est un objet social et politique, on ne l'impose pas à un pays. Il faut que le pays la désire et soit cohérent sur ce que cela veut dire. C'est pourquoi je dis que tout le monde doit s'y mettre, des médias aux écoles en passant par les élus locaux, les administrations et les syndicats.