Eva Sadoun
© Jean-Yves Dogo
Édition 2022 - La mer|Publié le 01/09/2022

3 questions à Eva Sadoun

Dans votre livre, vous parlez d’une économie qui serait réservée à une minorité d’initiés. Qu’avez-vous envie de demander aux économistes afin qu’ils redéfinissent les règles du jeu dans le sens que vous souhaitez ?

Notre relation à la science économique est en effet révélatrice d’inégalités structurelles et structurantes, qui trouvent leur source dans notre éducation même. Se sentir légitime face à l’apprentissage de l’économie est déjà un marqueur teinté par l’héritage d’un certain capital culturel et social. Pourtant, l’économie joue un rôle crucial dans notre émancipation, et dans notre capacité collective à répondre aux enjeux écologiques et sociaux. 

Il est donc extrêmement important d’apporter un enseignement de l’économie aux enfants dès le plus jeune âge, pour que tout le monde puisse devenir familier des termes, des mécanismes et des fonctionnements. Mais cet apprentissage doit se libérer des idéologies et discours dominants qui n’ont pour conséquence que de reproduire un système inadapté aux enjeux d’aujourd’hui et surtout valoriser l’économie telle qu’elle est vécue et approchée au quotidien.

Pour redéfinir les règles du jeu, il faudrait donc que les économistes rapprochent leurs travaux du terrain, de l’économie réelle, et qu’ils se libèrent des idéologies et des modèles mathématiques théoriques pour regarder ce qui, concrètement, apporte du bien-être, de l’inclusivité, de la justice sociale et de la durabilité. Et repenser les effets des politiques économiques à l’heure des nouvelles contraintes écologiques. Ce n’est qu’à cette condition que l’économie redeviendra “notre maison à tou.te.s”.

Comment jugez-vous le travail des agences qui mesurent l’impact écologique et social des entreprises ? Faudrait-il faire autrement ?

Un exemple permet de comprendre l’échec de ces agences à appréhender l’impact écologique et social des entreprises aujourd’hui : Orpéa figurait parmi les groupes les mieux notés par les agences de notation extra-financières jusqu’au scandale issu des révélations sur les conditions de vie des pensionnaires de leurs EHPAD. 

Majoritairement détenues par des entreprises américaines, les agences fondent en effet leurs analyses sur une méthode auto-déclarative, c’est-à-dire qu’au lieu d’une enquête poussée, elles estiment l’engagement de l’entreprise à partir de questionnaires sans contrôle. Plusieurs choses permettront de changer la donne. Premièrement, en s’appuyant, comme le font Carbone 4 et d’autres, sur des données physiques (comme les émissions de gaz à effet de serre), on “objective” la notation. Deuxièmement, en imposant des lectures holistiques de l’impact, comme ce que fait le Mouvement Impact France avec l’Impact Score (un outil qui évalue le niveau d’engagement d’une entreprise sur 4 piliers - impact social, impact environnemental, partage du pouvoir et des richesses). Enfin, les textes négociés au niveau européen (taxonomie, CSRD, ESAP) seront peut-être à l’origine d’une plus grande qualité des données, qui seront ainsi standardisées, mesurées, comparables et transparentes

Quels sont, selon vous, les outils économiques essentiels à mettre en place pour piloter la sortie de l’économie carbonée ? La taxe carbone sera-t-elle véritablement incontournable ?

Le système actuel crée ce que nous appelons la “prime au vice”, c’est-à-dire qu’il est aujourd’hui plus rationnel économiquement pour une entreprise de produire sans la moindre prise en compte de ses externalités écologiques et sociales. Il faut ainsi renouveler en profondeur l’ensemble du socle fiscal, réglementaire et financier qui sous-tend l’économie actuelle, pour faire émerger un avantage à développer une économie sociale et écologique.

Un certain nombre d’outils de politique publique peuvent être mis au service de cela, et c’est le cœur du plaidoyer que nous portons avec le Mouvement Impact France. La mesure pivot que nous proposons est un “Index écologique et social”, inspiré de l’Impact Score, qui offrirait une nouvelle grille de lecture de la performance des entreprises. Et sur cette base, de nombreux outils peuvent être déployés, comme une éco/socio-conditionnalité des investissements publics afin de rediriger les fonds publics vers des entreprises écologiques et sociales, une fiscalité modulée en fonction de l’impact social et écologique, une politique d’innovation écologique et sociale (réforme de Bpifrance et d’outils comme le Crédit d’impôt recherche) ou encore une priorisation des entreprises les plus vertueuses dans la commande publique.

Quant à la taxe carbone, elle est un outil efficace d’un point de vue théorique mais injuste socialement si elle est mise en œuvre de manière aveugle. La proposition actuelle, visant à mettre en œuvre un mécanisme d’ajustement carbone et aux frontières de l’Union européenne, paraît être un bon compromis, car il soutiendra les entreprises les plus vertueuses sans trop pénaliser le pouvoir d’achat notamment car il permettrait de revaloriser une consommation plus durable et locale qui mériterait également de s’accompagner d’incitant. Il devrait pourtant être augmenté d’un versant “social”, pour s’assurer que la mesure ne défavorise pas des entreprises sociales et éthiques extérieures à l’Union européenne.

Eva Sadoun
© Jean-Yves Dogo