3 questions à Élie Cohen
Le premier chapitre d’un de vos ouvrages de 2014 s’intitulait “Enrayer le déclin”… 8 ans plus tard, quel regard portez-vous sur la situation de la France ?
Année après année un même diagnostic est établi. La France a un problème de désindustrialisation, de compétitivité, de déficit de sa balance commerciale et de déficit budgétaire. Les sources de ces fragilités ont été établis depuis longtemps : formation inadaptée des salariés, chômage structurel élevé, insuffisance de l’effort de R&D, inefficacité relative de la dépense publique. Bref la France a raté sa mondialisation et son intégration européenne. Tout s’est passé comme si la France pouvait poursuivre son agenda domestique d’extension de la protection sociale et d’élévation des garanties offertes aux salariés et aux consommateurs sans tenir compte de l’entrée de la Chine dans l’OMC et sans tenir compte de l’Euro et de la réunification allemande. Une double mécanique est à l’œuvre qui empêche la France de rebondir : l’adoption tardive de politiques de l’offre et le cercle vicieux des prélèvements fiscaux et sociaux. Longtemps la réponse standard aux déséquilibres économiques a été la relance keynésienne et la résorption des déficits est longtemps passée par les prélèvements sur les entreprises. C’est avec ces logiques que la France a commencé à rompre avec le CICE, le CIR, la baisse des impots de production… elle doit continuer .
Relocalisation, protectionnisme, souveraineté… Ce sont les mots d’ordre de la période actuelle. Sont-ils des slogans passagers, ou bien le signe d’une révolution fondamentale en cours du système économique mondial ?
La pandémie du Covid 19 a sonné comme un rappel à des évidences longtemps tues : la désindustrialisation, l’éclatement et l’étalement à l’échelle mondiale des chaines de valeur, la perte d’attractivité du site France pour la production manufacturière, le choix fait par les multinationales françaises de produire hors de France ont révélé la dépendance forte de la France pour des biens sanitaires fondamentaux (Principes actifs, anti cancéreux, vaccins, produits anesthésiques …). Cette redécouverte a conduit à un constat plus étendu : la sécurité d’approvisionnement était sujette aussi a des évènements géopolitiques (guerre Ukraine) ou restriction d’exportation chinoises pour les terres rares), mais aussi évènements climatiques majeurs (tsunamis asiatiques et rupture de fournitures en composants électroniques). La prise de conscience a eu lieu et elle est partagée en Europe. Des politiques dites de résilience sont mises en œuvre, elles comportent trois volets. Relocalisation des maillons stratégiques des chaines valeur, diversification des sources d’approvisionnement et accroissement des stocks. Au niveau européen des initiatives ont été prises pour les batteries, les composants et les vaccins. D’autres actions sont programmes comme le cloud souverain.
On entend beaucoup que les inégalités ont ”explosé” en France. Est-ce vrai ? Quelles sont, selon vous, les réformes indispensables à une meilleure égalité des chances ?
Au dictionnaire des idées reçues, les inégalités qui explosent en France ont toujours figuré en bonne place. Pourtant l’évidence d’une masse considérable de travaux livre une toute autre réalité qu’on peut résumer ainsi. 1/ Dans le partage de la valeur ajoutée entre travail et capital on observe une remarquable stabilité en France à la différence de ce qui s’observe aux USA, au RU, et même en Allemagne ; 2/ Si les inégalités primaires de revenus sont élevées en France, elles sont fortement corrigées par la redistribution sociale et l’accès aux services publics ; 3/ Le nœud des inégalités réside dans la faible mobilité sociale et la reproduction des inégalités à l’école. Et pourtant le ressenti commun est différent. De bonne foi une majorité de Français croit que les inégalités explosent, cela tient à trois raisons. La première est que le top 1% s’est fortement enrichi même en période de crise : les bénéfices des aristocrates du CAC 40, les rémunérations indécentes des financiers et la suppression de l’ISF nourrissent cette représentation. La deuxième est que la faveur des politiques de désinflation compétitive et de désindexation les petits salariés fonctionnaires et retraités ont connu une situation durable de stagnation des revenus. La troisième c’est qu’au même moment les dépenses préengagées (loyers, abonnements, assurances …) ont significativement cru.