3 questions à El Mouhoub Mouhoud
Vous avez été consultant auprès de l’OCDE, de l’ONU et de la Banque Mondiale. De quelles mutations économiques, sociales et géopolitiques avez-vous été témoin depuis 30 ans ?
Trois grandes phases ont marqué ce que l’on appelle la deuxième mondialisation (depuis 1950) : une phase (1950-1990) d’internationalisation stimulée par le désarmement douanier et la création de l’Union européenne ; une phase d’hypermondialisation (1990-2010), marquée par l’entrée des pays d’Europe centrale et orientale et des grands pays émergents (Chine, Inde…) dans l’OMC, la mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle liés au commerce, et l’extension des chaînes de valeur mondiales vers les pays à faibles coûts salariaux unitaires d’Asie, provoquant en partie une désindustrialisation massive de certains pays de l’OCDE. C’est aussi une phase d’hyper-carbonations des échanges mondiaux. La troisième phase (depuis 2010) s’ouvre avec la crise financière de 2008, le renchérissement des coûts salariaux unitaires dans les pays émergents concomitamment à la hausse des coûts de transports ont provoqué une recomposition des chaînes de valeur mondiales sur des bases régionales. La dynamique du commerce mondial s’est essoufflée. Le protectionnisme de Trump en 2016 puis la crise sanitaire et la guerre contre l’Ukraine, qui a largement favorisé le retour à l’inflation mondiale, ont créé les conditions d’une mondialisation à deux vitesses : la première organisée autour des pays industrialisés et engagés dans l’investissement dans la décarbonation et l’intelligence artificielle ; la seconde relie les régimes autoritaires Russie en tête et les pays pétroliers et gaziers à moyen revenus qui ont réussi à imposer un écrasement des soulèvements populaires des printemps arabes. La Chine continue de jouer un rôle économique puissant entre ces deux réseaux de mondialisation imposant un régime de gouvernance internationale multipolaire.
Depuis l’année dernière, le FMI s’alarme de la fragmentation géopolitique en cours. Dans ce cadre, l’espace Euroméditerranéen serait-il un atout pour surmonter les défis économiques à venir ? Quels sont les obstacles et les opportunités de cette coopération entre les pays riverains de la Méditerranée ?
Les pays de la région MENA sont restés très fragmentés, facteur de frein à leur développement. Les échanges entre eux n’ont pas dépassé 6 % de leur commerce extérieur. La coopération entre les pays de la rive Nord et ceux de la rive Sud de la Méditerranée est restée profondément verrouillée sur une base bilatérale, asymétrique en leur défaveur. Les effets des accords de libre-échange de Barcelone se sont avérés extrêmement modestes voire négatifs. La fragmentation de leur marché régional n’autorise pas l’attractivité d’investissements directs étrangers (IDE) d'accès aux marchés locaux, source de développement local. Les IDE qu’ils reçoivent s’orientent principalement vers l’exploitation des hydrocarbures et des matières premières ou de la main d’œuvre. Il est urgent qu’ils s’unissent pour renégocier les accords de Barcelone sur des bases multilatérales, et mettre en place des politiques industrielles et commerciales favorisant leur insertion dans les chaines de valeur pour saisir les opportunités du repli régional des entreprises européennes. Du côté de l’Europe, développer une coopération Euroméditerranéenne dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la formation professionnelle pour développer l’intelligence artificielle et favoriser sa diffusion dans l’industrie et les services de la connaissance doit être une priorité. Les politiques de décarbonation doivent absolument inclure les pays de la rive Sud ; en l’absence d’une telle coopération volontariste, les échanges des pays de la rive sud vont de plus en plus s’organiser autour des régimes autoritaires (Chine, Russie…).
En tant que Président de l’Université Paris-Dauphine PSL, vous évoluez entre le monde économique et le monde éducatif. Quels sont les enjeux auxquels fait face l’université française ? Dans un contexte de différenciation croissante des structures de formation, comment adapter l’offre éducative à un marché du travail en constante évolution ?
Le premier défi est de réduire le sous-investissement français dans l’Enseignement supérieur et la recherche. Malgré les efforts de ces dernières années, il reste à combler les écarts de rémunération des enseignants chercheurs par rapport aux pays voisins d’une part et à relever les dotations par étudiant en sanctuarisant un investissement massif dans l’éducation. Il faut sortir d’un équilibre bas et inefficace du modèle français qui se satisfait d’une université de masse sous-dotée qui sélectionne par l’échec et des établissements d’élite qui pratiquent un malthusianisme inefficace en recrutant de tout petits effectifs invisibles dans la mondialisation. A condition d’y mettre les moyens en Enseignants-chercheurs, en personnels administratifs, et en surfaces d’accueil, il est possible et souhaitable d’ouvrir les filières sélectives aux 15 à 20 % non admis dont les niveaux de compétences sont équivalents à ceux qui sont admis. Dans un monde marqué par des chocs climatiques, sanitaires, et géopolitiques violents, à l’aube d’une révolution technologique majeure portée par l’IA et la décarbonation des économies, les acteurs sociaux-économiques ont besoin de diplômés disposant d’une double compétence pour répondre aux besoins du monde socio-économique. Nous souhaitons également répondre aux aspirations des étudiants en promouvant la bi-disciplinarité de la licence au doctorat, combinant par exemple les sciences du climat et les Sciences de l’homme et de la société ou encore l’IA et ces dernières. L’université ne s’adapte pas mais anticipe les besoins du marché du travail en offrant des formations toujours en évolution grâce à sa recherche de qualité.