3 questions à Annette Wieviorka
Peut-on faire l’histoire de la mort ?
Oui, bien sûr, et certains historiens l’ont faite, surtout ceux travaillant sur l’histoire des mentalités initiée par l’école des Annales. Trois noms me viennent à l’esprit, mais il y en a d’autres. Philippe Ariès, né à Blois a publié en 1975 une Histoire de la mort en Occident du moyen âge à nos jours ; Pierre Chaunu La mort à Paris. XVIe -XVIIIe siècle, en 1977 ; enfin Michel Vovelle a consacré une grande partie de son oeuvre à divers aspects de ce sujet : la vision de la mort, les attitudes devant la mort... Son La mort et l’occident de 1300 à nos jours, publié en 1983 est un fort volume de 800 pages richement illustré. Il a aussi eu le souci de vulgariser ses travaux par deux volumes accessibles à un large public, Mourir autrefois, dans la collection de poche « Archives » (1974) et L’heure du grand passage. Chronique de la mort (1993) dans la collection de poche Découverte-Gallimard.
La Shoah représente-elle une expérience unique de la mort ?
Sans aucun doute. Par son caractère massif, d’abord : quelque six millions de Juifs assassinés, parmi eux un million et demi d’enfants car il s’agissait d’éradiquer un peuple ; par l’étendue du territoire de la destruction des Juifs, toute l’Europe nazie ; par les méthodes employées : le transport des Juifs par bateau, par train d’Oslo à l’île de Rhodes, d’Amsterdam à Nice, vieillards et nourrissons mêlés ; enfin par les moyens utilisés : fusillades de masse et gazages surtout dans ce que l’historien américain Raul Hilberg a nommé les Centres de mise à mort qui ne sont pas des camps de concentration mais terminaux ferroviaires débouchant sur des chambres à gaz. Celles d’Auschwitz sont devenues justement le symbole de la Shoah : quatre installations intégrées, avec chambre de déshabillage, pièces de gazage, crématoires pour réduire les corps en cendres.
Les morts laissent-ils toujours une trace ?
Généralement, ceux qui ont vécu laissent des traces. L’ouvrage d’Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot le montre. Mais ceux engloutis dans la Shoah n’ont parfois laissé aucune trace, pas même un nom. Si dans l’Europe occidentale la persécution et la déportation a pris des formes administratives et laissé des traces, ne serait-ce que les listes des noms des déportés dans chaque convoi, il n’en est pas de même en Pologne, en Hongrie, en Ukraine. L’institut de recherche et de mémoire de Jérusalem, Yad Vashem, a entrepris en lien avec d’autres institutions dans le monde entier, la collecte des noms de chacune des victimes. Aujourd’hui, la base de données compte 4,8 millions de noms avec tous les renseignements qu’il a été possible de trouver sur chacun d’eux. Un million manque encore à l’appel. Ce sont pour le moment des morts qui n’ont pas laissé de traces.