3 questions à Anne-Laure Delatte
Selon une étude Ifop réalisée en mai dernier pour Contribuables associés et dévoilée par le JDD, près de 60% des Français sont mécontents de la qualité des services publics au vu des impôts qu’ils paient. Cette critique de l’action publique vous surprend -elle ? Comparativement à nos voisins européens, nos politiques publiques sont-elles si inefficaces ?
La qualité des services publics est en effet un enjeu qui traverse tout le spectre politique. Depuis la pandémie, tous les partis s’accordent sur la détérioration de l’hôpital public et dénoncent un système d’éducation en perte de vitesse. Mais, pour la gauche, c’est la preuve que les investissements publics n’ont pas été suffisants depuis très longtemps tandis que la droite dénonce l’inefficacité de l’Etat à gérer l’argent des contribuables. Comment se situer dans ce débat ? Les données peuvent aider à éclairer la situation. Comparativement à nos voisins européens, nous sommes le pays qui a le plus baissé les prélèvements sur les entreprises depuis les années 2000 de 11.3% à 7.8% du PIB en 20 ans. La concurrence internationale et la recherche de compétitivité ont justifié ces politiques. La baisse des recettes publiques associée s’est accompagnée d’une hausse des impôts pour les ménages et d’économies de dépenses dans les services publics. Rappelons néanmoins que malgré tout, les prestations de santé en France sont prises en charge à plus de 80% ce qui permet aux Français de mettre 40% de moins de leur propre poche que les Allemands.
Dans votre dernier ouvrage, « L’Etat droit dans le mur » publié chez Fayard, vous démontrez que l’Etat français est de plus en plus au service des entreprises. En quoi est-ce problématique puisque ce sont bien les entreprises et les entrepreneurs qui créent de l’emploi en France ? Opposer des ménages qui paient et des entreprises qui encaissent, n’est-ce pas simplifier une réalité économique bien plus complexe ?
Cette distinction me permet d’observer un traitement différent de l’efficacité de l’argent public quand il est consacré à soutenir l’économie et les entreprises en particulier et quand il est consacré aux services publics et aux prestations sociales. Dans mon livre, je révèle qu’en moyenne 190 milliards d’euros par an sont consacrés à aider les entreprises sous forme de subventions et exonérations ce qui dépasse largement les dépenses publiques d’éducation. Malheureusement, ce montant n’est pas débattu lors de l’examen des lois budgétaires, car le montant total des aides publiques aux entreprises n’est jamais présenté de façon rassemblé et cohérente sous une même catégorie. Cela empêche de débattre du montant et aussi de l’efficacité de ces aides publiques. Est-il vraiment efficace d’exonérer certaines grandes entreprises de leurs prélèvements fiscaux et sociaux ? Est-ce que cela a permis de créer des emplois ? Si oui, quels emplois ? Quels secteurs ? Est-ce que ces aides publiques sont versées à des secteurs plutôt polluants ou plutôt propres ? Toutes ces questions me paraissent essentielles aujourd’hui face à l’urgence climatique et la nécessité de mobiliser des ressources pour nous protéger et opérer une transition vers une économie neutre en carbone.
Vous avez beaucoup étudié les paradis fiscaux. Quelles sont les conséquences de l’existence de ces zones d’opacité financière et règlementaire pour nos économies ? Et comment lutter efficacement contre les paradis fiscaux, notamment au niveau européen ?
Dans un travail récent, mes co-auteurs et moi avons montré que 40% des échanges financiers ne répondent pas à des transactions économiques standards mais sont motivés par de l’évitement fiscal. Cela signifie que quatre euros sur dix échangés sur les marchés de capitaux servent à réduire la contribution fiscale des individus et entreprises. La conséquence directe est la baisse des recettes publiques qui permettent de financer les enseignants, l’hôpital public mais aussi les transports publics, les routes, la culture, les associations de quartier etc. Cet évitement fiscal est légal dans une grande mesure car il consiste à enregistrer ses profits ou sa fortune dans des juridictions qui taxent moins qu’en France, en Allemagne et dans les pays avec une action publique forte. Nous avons montré qu’une majorité de l’évitement fiscal des européens ne se fait pas aux iles Cayman ou aux Bahamas mais bien au cœur de l’Europe : le Luxembourg, pays fondateur de la communauté européenne, l’Irlande, les Pays Bas, la Belgique où siègent les parlementaires et la commission européenne ne jouent pas le jeu et proposent des taux de taxation très avantageux. La solution est un taux minimum d’imposition des bénéfices et du patrimoine dans l’Union Européenne.