3 questions à Agnès Bénassy-Quéré
Vous avez travaillé sur “Les économistes dans la cité”. La science économique est-elle une science exacte ? Comment résister aux manipulations “politiques” de ses concepts ?
L’économie n’est pas une science exacte. Elle étudie le comportement combiné d’une multitude d’êtres humains et d’organisations telles que les entreprises et les gouvernements. Ces comportements évoluent au cours du temps. Ces dernières années, les chercheurs se sont beaucoup intéressés à l’hétérogénéité des entreprises et des ménages, et à ses conséquences. C’est une avancée importante. Il reste que nous sommes face à des comportements instables. Par exemple, on ne comprend toujours pas bien comment se forment les anticipations et comment elles peuvent brutalement se retourner.
Dans tous les domaines scientifiques il existe des débats entre experts, et c’est heureux car c’est ce qui fait avancer la connaissance. Une difficulté particulière de l’économie est que le chercheur est en même temps un agent économique – ménage, travailleur, épargnant ou emprunteur, syndicaliste, etc. Il doit donc être transparent sur d’éventuels conflits d’intérêt, mais aussi sur ses hypothèses. Lorsqu’il se prononce en faveur de telle ou telle mesure de politique économique, quel objectif vise-t-il ? à quel horizon ? sur quel modèle, quels résultats s’appuie-t-il ? L’économie n’est pas une succession d’opinions mais un corpus de connaissances ; et en cela s’est bien une science… sociale.
Comment voyez-vous, pour les 10 années à venir, l’articulation des différentes contraintes budgétaires liées à nos besoins d’investissements (santé, transition énergétique…), à la gestion de la dette, à la réduction du déficit courant, à la fiscalité… ? Quelles sont selon vous les priorités ?
La transition écologique est sans conteste la priorité. Elle va nécessiter d’importants investissements publics et privés supplémentaires, au moins 2% du PIB chaque année pendant 30 ans. Cela va probablement nécessiter de faire des choix, de consommer moins afin d’investir davantage. Pour les ménages, cela signifie très concrètement de renoncer à certains achats de loisir par exemple afin de consacrer un budget important à la rénovation du logement. Pour les administrations publiques (État, sécurité sociale, collectivités territoriales), cela signifie aussi de comprimer certaines dépenses pour dégager des marges pour investir. En effet, la transition ne pourra être intégralement financée par emprunt.
Le défi sera de répartir la charge de la transition de manière équitable et sans annihiler l’incitation de chacun à réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Le programme européen Fit-for-55 est très ambitieux puisqu’il implique de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55% par rapport à 1990 d’ici 2030. En France, les émissions ont diminué de 30% en 30 ans, et il va donc falloir réduire de presque autant en seulement 8 ans. L’effort doit concerner tout le monde et toutes les activités, sans délai. Pas sûr que tout le monde en ait bien pris conscience.
L’État a injecté des sommes gigantesques dans l’économie pendant le Covid et aujourd’hui, pour atténuer l’impact de l’inflation sur le pouvoir d’achat ; il intervient pour bloquer les prix de l’énergie ; il investit massivement dans les énergies de demain. Pourtant on continue de parler d’ultralibéralisme en France. Qu’en est-il selon vous ? Comment qualifiez-vous notre modèle économique ?
C’est vrai que la qualification d’ultra-libéralisme laisse rêveur. La France est de loin le pays de l’OCDE avec le ratio le plus élevé de dépenses publiques en proportion du PIB – presque 60% en 2021. L’État est intervenu massivement durant la crise Covid, pour protéger le tissu productif et les salariés. À peine sorti de la crise sanitaire, il doit gérer la hausse brutale des prix de l’énergie importée. Son rôle est ici de lisser l’impact du choc pour les entreprises et pour les ménages, pas de l’annuler. Ce choc est douloureux mais le renchérissement des hydrocarbures peut contribuer à accélérer la transition vers des énergies bas-carbone. Demander à l’État d’absorber l’intégralité du choc, c’est de facto demander aux générations futures de subventionner notre consommation d’énergie carbonée.
Dans les années à venir, l’État va devoir se concentrer sur son rôle de régulateur de manière non pas à financer directement la transition, mais à déclencher les investissements et changements de comportement nécessaires de la part des ménages et des entreprises, et aider les ménages modestes à y faire face. L’État continuera d’investir, mais l’essentiel de l’effort devra venir du secteur privé.